Bertrand Cantat a tué, doit-on l'abattre?
Pourquoi? Pourquoi tout ça? Pourquoi aller le voir? Mais aussi, pourquoi protester?
Alors qu'il s'apprête à présenter son nouvel album, Amor Fati, à la salle des Docks de Lausanne ce week-end, l'ex-Noir Désir est attendu de pied ferme par le collectif Feminista!
L'association juge "indécente" la venue du chanteur et n'est pas une voix hors du choeur. Dans l'Hexagone, plusieurs dates de sa tournée ont été gommées par les débats agités qu'a suscitée l'annonce de sa venue.
Récemment, le collectif féministe les Effronté.es a déploré la présence du chanteur Bertrand Cantat, "symbole des violences conjugales", au festival Mythos.
En somme, tous les médias parlent de Bertrand Cantat. Tel journal pour diffuser la voix des indignés, tel autre journal pour offrir une tribune à ses fans.
Beaucoup de haine, mais de l'amour, aussi
"C'est un poète Bertrand Cantat ! Allez vous attaquer à ceux qui font des chansons dont les paroles sont sexistes, c'est là qu'il faut se battre ! Il a largement eu le temps de faire son mea culpa en prison". C'est ce qu'a rétorqué Romain, un fan du chanteur, face à un rassemblement de protestation ayant eu lieu à Rennes le lundi 16 avril.
A en croire les journaux, Bertrand Cantat est l'homme le plus détesté de la Terre.
Pourtant. il remplit toutes les salles où il passe (et il en accumule, des dates!) et Amor Fati se hisse dans le top 100 des ventes toutes catégories confondues sur Amazon. Et dans le top 50 des ventes catégorie albums de rock.
La vérité, c'est que son public ne se réduit pas à un ou deux hurluberlus dispersés ici et là, mais correspond à une audience assez large, qui ne peine nullement à justifier son attachement envers Bertrand Cantat.
Et il faut bien le dire, les réflexions font mouches: "on vient voir le chanteur, pas l'homme" et "on a tous le droit d'exercer son métier, on a tous le droit à une seconde chance" sont les idées que l'on entend le plus souvent.
Pourquoi devrais-je aller voir Bertrand Cantat?
- Parce que, si l'homme a commis une faute, l'artiste reste brillant.
Bien que l'écoute soit subjective, donc forcément influencée par les faits de l'homme, il est vrai que l'album Amor Fati est loin, très loin d'être désagréable. Et les paroles sont belles. Sans s'approcher d'un Beaudelair ou d'un Apollinaire, chacun dans son style, Bertrand Cantat a la plume affûtée.
J'ai vu un jour une danseuse abolir le malheur
Avant d'anéantir la pesanteur
Un flamenco craché à la face du soleil
Un peu comme Apollo filant droit vers le ciel
Ce qu'on sait de tout ça ? Rien
Reste à savoir la manière dont les paroles prennent sens? Pour moi, elles se définissent, en dehors de leur aspect purement rythmique, par le mélange entre la bouche dont elles émanent et l'environnement contextuel qui les reçoit. Et je ne peux faire abstraction de qui les prononce.
- Parce que tout le monde a le droit à une seconde chance.
Tout le système judiciaire des démocraties occidentales est basé sur cette idée. D'où l'abolition de la peine de mort. Nul n'a le droit de décision sur la vie d'autrui. Ou alors il paiera à son tour, comme Bertrand Cantat.
Surtout, on ne peut décider que mettre dans cette "seconde chance". C'est soit une chance totale, soit rien (une fois la peine purgée). Et aujourd'hui, l'intégration sociale d'un individu passe avant tout par sa fonction professionnelle.
Pour autant, est-il nécessaire de l'inviter dans des festivals? Dans une salle, encore, pourquoi pas... Il se retrouve seul face à son public. Mais dans la grande kermesse musicale qu'est un festival, quel place a-t-il, au milieu des autres?
Si l'argument suffit pour certains, on ne peut pas différencier l'homme du chanteur. Puisque tout l'art du chanteur prend source dans le parcours biographique, mental et physique de l'homme. Cantat le chanteur ne serait pas le même aujourd'hui si Cantat l'homme n'avait pas commis l'irréparable.
Ce mec a fracassé le crâne de sa femme à la force honteuse de ses 19 coups de poing. Pas un, 19. Pire, il a laissé sa victime agoniser par terre, noyée dans une flaque de sang qui aspirait petit à petit les derniers instants de sa vie, sans appeler l'ambulance.... avant quelques heures. Quel générosité!
En art, le sang est beau quand il vient de l'intérieur, quand la création vient des tripes, du ressenti et des difficultés existentielles qu'a rencontrées son auteur. Mais quand il vient d'une autre personne, il est à vomir.
S'il est vrai que tout le monde a le droit à une seconde chance, il est absurde d'affirmer que l'homme et le chanteur sont deux personnes différentes.
Dans ce cas, pourquoi devrais-je protester?
- Pour prévenir d'autres cas de violence conjugale
Si l'intention est louable, le moyen est douteux. Je vais être franc: un objectif si capital ne peut se résoudre à faire l'économie de ses résultats. Et Bertrand Cantat a déjà passé à l'acte. Et il a déjà payé. On arrive trop tard. Rien ne sert de s'auto-flageller, on ne peut être partout à la fois.
Je suis un enfant de la génération Y et je suis constamment connecté. Mes pérégrinations numériques quotidiennes sont agrémentées de paroles bien plus violentes que l'entier de l'oeuvre musicale de Cantat.
Ainsi, entre deux onomatopées, Jul déclare dans Sors le cross volé : Sors le cross volé, Cabre, même si la roue est voilée, Pétard en billets violets, Te déshabille pas, j'vais t'violer- 4,1 millions de vues sur YouTube.
Bien sûr, le minois de minou de Julien Mari fait glisser ses paroles sur les rails de l'indifférence qu'il inspire... M'enfin, d'autres ont perdu leur travail pour moins que ça.
Et si on parle de prévention, ne serait-ce pas plus intelligent de se focaliser sur ces paroles qui trouvent tout de même écho auprès de millions de jeunes?
- Pour lui faire payer son geste à jamais
Dans ce cas, quid du droit à la seconde chance? Parce que soyons réaliste, à l'heure d'internet et du streaming, un artiste ne vit pas de ses seules ventes d'album.
Il est difficilement imaginable de demander à Bertrand Cantat de se cantonner à sa chambre, sa cuisine et son studio pour "refaire sa vie".
Et puis, si on trouve la peine infligée trop légère, a-t-on le droit de se substituer à la justice? Enfin, ne serait-il pas plus judicieux de protester devant l'instance judiciaire adéquate plutôt que devant une salle de concert?
Finalement, il n'y a pas vraiment de raison valable d'aller voir une performance live de Bertrand Cantat, sauf si on est à ce point fan de son oeuvre qu'on arrive à différencier l'artiste de l'homme. Ce n'est pas mon cas, mais pourquoi pas.
De même, il n'y a pas vraiment de raison de protester contre une performance live de Bertrand Cantat. Parce qu'être chanteur, c'est son métier. Et qu'une réintégration sociale ne peut faire l'économie d'une profession bien pratiquée.
Bref, les vraies questions sont:
Bertrand Cantat a tué, a-t-on le droit de l'abattre?
Bertrand Cantat a tué, est ce qu'on peut raisonnablement soutenir l'artiste sans soutenir l'homme?
La vérité est au fond de chacun de nous et non pas sur un panneau de protestation devant une salle de spectacle ou de soutien dans une salle de concert.